lundi 23 mai 2011

John Coltrane - Blue Train ou "Comment une vulgaire pierre se transforme en joyau"


Après avoir roulé sa bosse avec, entre autres, Dizzie « le crapaud » Gillespie et Miles « le boxeur » Davis dont j’ai déjà eu l’occasion de faire état auparavant, John Coltrane entre, en 1957, dans une année charnière de sa courte, mais riche, carrière musicale. Il est alors en pleine révélation spirituelle et s’est converti à l’Islam après son récent mariage. Il vient aussi de faire un break avec ses autres compagnes qu’étaient l’héroïne et l’alcool. Ayant dans l’idée de réunir un quintet, Miles flaire le bon coup et profite de cette sobriété nouvelle pour recruter le bougre au poste de saxophoniste et forme ce qui sera l’un des plus brefs, mais aussi le plus important, quintet de l’histoire du jazz. Il faut savoir qu’à cette époque, Coltrane est loin d’être connu et reconnu. Il est surtout perçu comme n’étant que la vulgaire monture chargée de mettre en valeur le joyau qu’est Davis. Il est même sifflé par le public parisien de l’Olympia qui ne comprend pas bien ce qu’essaie de faire ce grand dadet soufflant dans son tuyau de cuivre (en même temps, allez faire comprendre quelque chose à un Parisien…). Mais Miles et les autres ne tardent pas à réaliser que le trompettiste n’est plus l’unique bijou de la bande. En effet, c’est à cette époque que Coltrane explose littéralement et va produire, entre autres, ses premiers enregistrements en tant que tête d’affiche, parmi lesquels Blue Train, rapidement classé parmi les classiques. C’est Trane qui a composé la majorité des titres qui vont tout de suite être considérés comme des standards. Comme l’indique le titre de l’album, on est dans un disque aux couleurs blues. Ces couleurs sont toutefois grandement nuancées et influencées par le génie de l’artiste qui avoue être un fervent admirateur de la période Bleue d’un certain Picasso, dessinateur espagnol amateur de polo rayés. Bref, on n’est pas franchement dans quelque chose de banal, vous l’aurez compris, et la musique va se charger de nous le confirmer.



On commence avec un thème simple et saccadé qui s’harmonise ensuite, et c’est parti. La batterie annonce le départ du "Blue Train" et d’un solo grandiose d’entrée de jeu. Pur et lumineux, le sax nous entraîne sur des sentiers inconnus, aux harmonies teintées de blues et parfois aux couleurs d’orient. Le piano soutient le tout, la batterie s’emballe et la basse reste, immuable, à marquer le temps. Le tout est saupoudré de pèches délicates. On est définitivement dans un morceau aux harmonies blues mais le sax de Coltrane et sa musicalité visionnaires nous font comprendre que Trane va déjà beaucoup plus loin que les autres, et qu’il y va beaucoup plus vite. On le sent toutefois encore hésitant de temps à autres, preuve qu’on est à un moment charnière de sa carrière : on assiste, hébété, à la transformation de la chrysalide. La trompette entre ensuite dans la danse, plus pêchue mais toujours douce. Lentement, elle monte en puissance, laissant de-ci de-là quelques silences pour repartir de plus belle. Les phrasés s’enchaînent brillamment et retombent de temps en temps sur quelques pêches blues qui donnent à l’ensemble un joli relief. Le son du tout jeune Lee Morgan est d’une clarté et d’un pêchu assez exceptionnel. Le trombone s’élance ensuite. Un solo calme et pur, toujours aussi bleu, mais jamais vraiment triste ou sombre. On est dans un train qui swingue et qui swingue bien. La batterie module toujours derrière et envoie des accoûts nous surprenant toujours sans alourdir l’ensemble. Le piano entre ensuite dans la ronde dans un joli solo, plus blues que le reste. Là encore, la batterie mène la danse et quand le rythme s’intensifie, le soliste suit remarquablement avant de redescendre en douceur. La contrebasse clôt les solos avant que le thème ne retentisse une nouvelle fois, annonçant l’entrée en gare. On a ici un morceau relativement banal au niveau de la structure, mais qui s’enchaîne d’une telle manière et qui possède un son tellement léger et pénétrant, qu’on emboite directement sur les rails de ce Blue Train.

"Moment ‘s Notice" enchaîne sur un thème rapide et bien en place, avec quelques breaks bien sentis. Cependant, malgré la rapidité du tempo, le thème est presque mélancolique. On démarre rapidement sur un solo du Trane. On est dans quelque chose de beaucoup moins bleu que précédemment mais on reste dans l’accessible et dans un jazz agréable, plutôt joyeux et enjoué. Le trombone prend la relève pour une petite accalmie après le tonitruant solo de sax. Le piano et la rythmique basse batterie assurent un travail de soutien parfait et bien nuancé. La trompette entre ensuite et remballe le tout avec une attaque presque agressive. On a ici un solo empli d’une belle énergie et d’une grande musicalité. Les phrasés s’enchaînent à merveille avant qu’on arrive sur le solo de contrebasse, assez inhabituel pour un disque de jazz puisqu’il est fait à l’archet. Il ne durera qu’une seule tourne par ailleurs, à l’inverse des précédents instruments qui se sont tous exprimés plus longtemps. Le piano ferme la danse et on enchaîne à nouveau sur le thème, qui s’achèvera sur un accord dissonant un peu inattendu dans un morceau plutôt joyeux et entraînant.


Le rythme s’accélère encore une fois avec "Locomotion". Comme si en fait, on n’était pas vraiment descendu du Blue Train et qu’on avait seulement pris de la vitesse depuis le début. Le saxophone de Coltrane est ici grandiose. Ca va très vite, c’est fluide, c’est beau, c’est tout simplement magistral. Le trombone entre sur un joli break et entame son solo tout seul avant d’être rejoint par le groupe. On reste ici dans les couleurs blues du premier morceau, pour un solo efficace qui n’altère pas le rythme sur lequel on est parti. La clarté du son de Curtis Fuller au trombone est à noter ici, malgré le tempo très élevé. La trompette place ensuite la barre très très haut… on a atteint une vitesse vertigineuse maintenant et pourtant il semble que les musiciens soient encore plus à l’aise à ce rythme et balancent tout ce qu’ils ont en réserve pour gagner encore de la vitesse ! Le son de Morgan est mordant à souhait et nous enchaîne avec une classe hors norme. Le piano calme ensuite un peu le jeu après le solo phénoménal de Lee Morgan qui en ferait presque oublié qui est le boss ici. Cela nous permet encore une fois d’admirer, outre le solo très joliment mené, le travail de la rythmique depuis le début du morceau. On a alors droit au premier solo de batterie de l’album directement suivi par le thème, qui conclut ce brillant "Locomotion" au rythme endiablé.


Le rythme redescend ensuite pour un très grand moment avec ce "I’m Old Fashioned". Le morceau attaque par un thème au sax seulement soutenu par le piano. La rythmique basse batterie entrera plus tard au moment du solo. Coltrane est ici à son paroxysme. Dans des ballades douces, il trouve le moyen de langoureusement nous bercer avant de nous chatouiller avec quelques accélérations soudaines, mais jamais agressives. Le solo est mené de main de maître, on sent que le capitaine tient la barre fermement et qu’on peut tranquillement se laisser porter par la musique enivrante. Le trombone nous caresse ensuite tendrement. Je ne vous cache pas que ce morceau est un bijou et qu’on a l’impression de respirer enfin, comme à la fin d’une longue journée de dur labeur. Le piano et ses quelques notes blues bien senties continuent de nous bercer, voire de nous enlacer chaleureusement jusqu’à ce que la trompette n’entre et ne nous réveille, juste avant de reprendre le thème en douceur et de conclure ce chef d’œuvre. Ce morceau est à proprement parler un joyau, le genre de morceau qui vous donne l’impression qu’une douce lumière vous éclaire et vous réchauffe, l’impression que tout a un sens, le genre de morceau à vous faire oublier tout le reste…

On sort ensuite du rêve et on revient à la réalité avec "Lazy Bird". Là encore, un thème rapide mais quasi-mélancolique. Toutefois, on n’est pas dans quelque chose de déprimant, bien au contraire. La trompette entame le thème et le premier solo. On est revenu dans le son des morceaux précédents et dans une optique plus blues.  Coltrane entre pour une fois après la trompette et le trombone et nous offre un solo efficace, là encore brillamment soutenu par la rythmique piano-contrebasse-batterie. Le piano enchaîne avec un solo en question-réponse entre la main droite et la main gauche du pianiste et poursuit avec un nouveau solo de contrebasse fait à l’archet. Le tout se termine par un dernier solo de batterie. Bref, ce "Lazy Bird" n’a rien d’exceptionnel sinon un très joli thème, mais il permet de descendre doucement de ce Blue Train endiablé, et de nous ramener à la réalité après l’ivresse de "I’m Old Fashioned". 

Voilà qui clôt le voyage à bord du Blue Train, un voyage qui nous aura emmenés très loin et fait entrevoir la naissance du génie de Coltrane et celle du talent de Lee Morgan. Cet album est d’une simplicité et d’une efficacité à toute épreuve, il est resté le préféré du Trane tout au long de sa carrière. Que dire de plus, sinon que c’est tout simplement beau…

J

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