lundi 26 septembre 2011

Nick Drake - Five Leaves Left ou "Comment définir les deux courants musicaux principaux à travers une dépression nerveuse"



Au cours d’une discussion entre amis fort animée et passionnante à laquelle j’ai récemment eu la chance de prendre part, lors d’une des ces nuits chaudes et interminables d’un été crépusculaire laissant place peu à peu à la rousseur d’un automne moite, mes amis et moi-même avons donc eu le plaisir délectable de débattre au sujet de la musique. Il y était question grosso modo de définir la musique dite « mainstream ». Traduisez dans la langue de Molière et de BHL : courant principal en opposition au courant alternatif moins diffusé sur les canaux de grande écoute. Nous nous demandions si la musique commerciale avait toujours été aussi mauvaise et dépréciée des vrais amateurs de musique que nous sommes, de ceux à qui on ne la fait pas parce que vous comprenez, moi la musique je sais ce que c’est, j’en ai vu une fois de la vraie alors bon, moi on me la fait pas.

Sauf qu’en remontant un petit peu le cours de l’histoire, c’est avec stupeur que nous réalisâmes que le rock and roll que nous vénérons, le vrai, pas celui des White Stripes, celui des Hendrix, Pink Floyd ou autres Bob Dylan. Eh bien ce rock and roll là était à cette époque une musique « mainstream », une musique commerciale que les amateurs de jazz laissaient aux jeunes écervelés enamourés des Beatles ou de Mike Brant. Pire ! C’est avec effrois que nous comprîmes également que le jazz lui-même fut en son temps une musique populaire que les amateurs de classiques dénigraient. Ainsi et devant ces constatations effarantes, il était impossible de ne pas en conclure que dans 10, 20 ans, les Britney Spears et Lady Caca seraient adulées et considérées comme des artistes, des vrais, pas comme la daube qu’on nous servira en ce temps là. Force est de constater également que la musique va en se simplifiant puisqu’en parallèle, elle est accessible à de plus en plus de personnes. Par conséquent, la démocratisation de l’art ne va pas sans une simplification qui le mène à une autodestruction inéluctable.

Toutefois, il existe une alternative au courant commercial qui, par définition, se soucie peu de l’art. Le courant alternatif, que vous chérissez tous sinon vous ne seriez pas là ou bien vous avez tourné plus tôt quand il fallait aller tout droit, sans réfléchir ; eh bien ce courant permet toujours aux artistes de s’exprimer comme il se doit. Le jazz ici n’est pas mort, le classique prend des dimensions nouvelles et la musique pop ne l’est plus vraiment. Parmi les nombreux artistes qui sont méconnus des masses et font figure de légende chez les autres, on retrouve un certain Nick Drake dont l’existence fut courte mais prolifique. En bon être torturé qu’il était, Drake a eu la décence de mourir d’une overdose médicamenteuse à l’âge extrêmement avancé de 26 ans, laissant derrière lui trois album hors du commun. Le premier d’entre eux, Five Leaves Left, sort en 1969 et passe relativement inaperçu. Seulement voilà : la musique proposée ici est d’une richesse sans commune mesure. Mêlant classique, folk et jazz à la voix suave et chaude de leur auteur-interprète, les chansons qui en ressortent sont habitées et ne tarderont pas à prendre place insidieusement dans l’esprit de l’auditeur.


Les cordes raclées par des ongles aiguisés produisent leurs premiers sons métalliques sur une rythmique paisible tout de suite reprise par une contrebasse et la voix mielleuse d’un Nick Drake apaisé. Langoureusement, nous nous laissons dodeliner et attirer par le rythme poussif de ce "Time Has Told Me" nous berçant gracieusement. Une douce caresse s’abat sur notre dos, comme pour nous dire que tout ira bien. Le plus étonnant dans toute la sérénité que dégagent cette chanson et son artiste, c’est justement que celui-ci  était profondément dépressif. Rien d’autre que douceur et tranquillité ne transpire pourtant de ce titre lumineux. Toutefois, le second titre nous met la puce à l’oreille. En effet, alors que tout dans ce "River Man" partait pour être à nouveau aussi paisible que le titre précédent, on passe subitement de majeur en mineur sur le même accord et la même rythmique. Le doux clapotis de l’eau est tout à coup obscurci par une ombre macabre et la chanson bascule soudainement dans tout autre chose. On amorce alors une lente descente vers des profondeurs abyssales quand on s’apprêtait à monter vers des cieux de couleur miel et de lumière douce. Nous voilà au bord d’une rivière, sombrant lentement dans les violons graves et cette voix toujours aussi douce. Cependant, la douceur s’est subtilement transformée en quelque chose de plus sombre, de traitre et de profond. Les violons d’un lyrisme enivrant continue de nous lacérer l’âme et le cœur sans pour autant que l’on s’en rende compte, bercés que nous sommes par la guitare et la voix. Tout cela déboule sur un accord mystérieux et grave qu’il eut été hardis de présager au départ. Nous voilà maintenant trahis, poignardés dans le dos, ensevelis dans une mélancolie sans fin lorsque des notes claquantes résonnent, puis débouchent sur un rythme envoutant, vif, vivifiant même, soutenu par des percussions et une basse endiablées. "Three Hours" nous emmène à la croisée des chemins. La voix grave, Drake semble ici devoir faire un choix déterminant. Il semble lutter amèrement avec sa guitare, la racler avec force, en tordre les cordes sans jamais rien laisser paraitre sur sa voix de coton. Et alors qu’on s’attend à ce que les deux partis trouvent un compromis, voilà que l’homme redouble de coups, change de rythme, assène note après note sans sourciller. Un changement d’accord et voilà la réponse que l’on attendait, la note d’espoir nous insufflant la vie dans cet océan de misères. On comprend alors qu’il n’a jamais été question de lutte, que Drake dominait la bête depuis le début.
 
Les violons refont ensuite une entrée fracassante sur "Way To Blue". Le semblant de joie aperçu dans le premier titre a ici complètement disparu même si le morceau semble être une complainte baroque pas totalement dénuée d’espoir. La guitare n’apparait pas ici et c’est  fort regrettable. Malgré la voix émouvante de Nick Drake, quelque chose manque dans ce titre. Après cela, une pluie de note s’abat  sur nous rapidement complétée des violons toujours aussi mélancoliques. "The Day Is Done", nous assène un nouveau coup dur. Le lyrisme et la mélancolie qui s’échappent de cette chanson ne nous laissent aucune chance. Y résister serait vain et l’écouter poursuit de nous plonger dans les profondeurs abyssales de l’âme de Drake. Celui-ci ne compte cependant pas nous laisser là. Un nouveau rythme vif vient nous ramener des limbes. Là encore, la basse et les percussions donnent vie à ce "Cello Song". Les accords se veulent plus joyeux et nous donnent la bouffée d’air frais dont on avait besoin. Malgré cela, la voix enivrante de l’artiste ne semble pas sourire. Pire ! elle a presque l’air de nous narguer, ironique, murmure s’insinuant insidieusement dans notre oreille et allant jusqu’au plus profond de notre esprit.


Il faudrait désormais un exploit pour revenir indemne de tout cela me direz-vous. Eh bien c’est ce qu’est ce "The Thoughts Of Mary Jane". Alors pour les aveugles ou les gens très mauvais en langues étrangères, Mary Jane se traduit Marijuana en espagnol. Vous l’aurez donc compris : cette euphorie passagère est totalement factice et provoquée par des substances naturelles certes, mais illicites dans notre beau pays. Les violons prennent un tout autre sens ici. Fini la mélancolie et la lourdeur, ils pénètrent nos poumons tels les volutes de fumée bleutée et nous font décoller instantanément. La sérénité qui émane de la voix suave de Drake n’en est que magnifiée. Ce titre est tout simplement un bijou, un nuage épais sur lequel nous appuyons notre âme endolorie le temps d’une chanson. "Man In A Shed" prend la relève et se charge de ne pas nous replonger dans la pénombre. Quelques notes de basse puissantes font entrer un piano bluesy qui groove incroyablement. Nous sommes entrainés dans ce rythme effréné et les mélodies jouées et chantées par tous les acteurs prenant part à cette chanson. Nous  avons clairement pris un tournant et l’innocence désabusée de ce titre nous ferait presque oublier la mélancolie profonde de la première partie de ce Five Leaves Left. Pour la première fois de l’album, Drake parle en son nom dans la chanson et nous invite à le rejoindre dans son abri. De là, il nous envoute avec "Fruit Tree", nous subjugue avec la mélodie et cette guitare si spécifique. La musique de Drake présente une contradiction étonnante dans le sens où elle est empreinte d’une mélancolie lourde et épaisse tout en étant étrangement lumineuse et gracieuse. La voix sourde et profonde de Nick Drake est chargée de chaleur et d’une ironie douce-amère remarquable.


Le plus étonnant dans tout ça, c’est le dernier morceau. "Saturday Sun" démarre sur des accords ensoleillés faits au piano dans une atmosphère de gospel salvateur. Le ton est complètement différent, désabusé et presque heureux. Pour la première fois, il semble que Drake esquisse un sourire furtif en chantant. Le vibraphone fait également son entrée ici. On termine donc sur une note sucrée, douce et ensoleillé et après tout, c’est bien mérité.

Ce qu’il faut retenir ici, en dehors de cette musique et cette voix si particulières, c’est la capacité de l’artiste à convertir ses états d’âme et à les transmettre à son public par le biais de ses créations musicales. Nul doute que nous avons ici à faire à une personne qui se servait de la musique pour apaiser son âme endolorie et non pour renflouer son compte en banque. Ce type d’individu se fait rare et il l’a même surement toujours été. 

J

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