lundi 27 juin 2011

Tom Waits - Orphans: Brawlers, Bawlers & Bastards ou "Comment faire de la poésie avec du laid"




Aujourd’hui, j’ai décidé de vous alpaguer, chers amis, et ce dans l’espoir plein d’orgueil de vous faire partager, que dis-je, vivre ! un moment d’une rare beauté, une révélation tardive même, pour être précis. On est dans des chroniques nombrilistes, donc quelque part, vous étiez prévenu, je fais ce que je veux.

J’étais alors un jeune rebelle, plein de verve et d’une révolte brouillonne envers tout et rien, c'est-à-dire tout ce qu’on me suggérait sournoisement d’aimer et de détester à travers la lucarne lumineuse de mon salon qui ramollissait mon cerveau à feu doux. Etant rebelle, j’émettais toutefois quelques réserves sur la soupe littéraire de Marc Levy et je renâclais à l’idée d’écouter le dernier album de Maurice Benguigui, rebaptisé Patrick Bruel, sans doute que cela sonnait plus show-business et que c’est ce qu’il faut pour faire mouiller les croupières de casino. C’était encore là l’époque où il m’arrivait de traîner dans quelques Virgin Megastores de la rue St Féréol, persuadé en ce temps qu’il s’agissait d’un temple de musique et de spiritualité. J’ai rapidement déchanté, je vous rassure, mais le monde n’étant pas complètement noir ni complètement blanc comme vous voulez, j’ai tout de même eu le bonheur de faire quelques découvertes opportunes sur ces étals et notamment celle que j’ai vaguement commencé de vous narrer ici.
C’est au hasard de mes errances entre les rayons joliment achalandés que je suis tombé sur cet album, alors en écoute. Le nom de Tom Waits m’était familier. J’avais en effet pu le lire à diverses reprises sur quelques forums d’artistes que j’affectionnais et la curiosité m’a poussé à soulever le casque de son socle et à le positionner sur mes oreilles. Ma surprise fut sans commune mesure. J’ai découvert l’Art, l’Art dans la musique. Un gifle violente à mon âme en détresse, s’enlisant chaque jour un peu plus dans la vase intellectuelle qu’on nous vomit à la télé. Attention ! Ne vous méprenez pas, il y a des choses très bien à la télé. C’est avec un plaisir sans fin que je me délecte assez régulièrement des pitreries hilarantes de Christophe Dechavanne ou des histoires scabreuses de Jean-Luc Delarue pour ne citer que ces deux là, mais là n’est pas la question.

Tom Waits m’a fait découvrir un univers sans fin où la liberté n’était pas qu’un mot qui sonne creux. Vous faire la revue exhaustive des 60 titres qui constituent cet enregistrement serait trop fastidieux et ce n’est pas parce que j’ai découvert l’Art dans la musique que j’ai soudainement arrêté d’être fainéant. Je ne vais pas non plus vous révéler le titre qui m’a ouvert les portes de la perception comme disait l’autre, pour la simple et bonne raison qu’il y a des moments comme ça qui ne se partagent pas. La magie opère, et si on est là, tant mieux. Sinon, c’est même pas la peine de repasser. Toutefois, je vais essayer de vous décrire les trois volets qui forment cet opus.

Avant cela, il convient de parler un peu de l’artiste et de ses intentions. Si cet album est composé de 60 titres, ce n’est pas que le bougre a une créativité exceptionnelle, encore que ce soit effectivement le cas en ce qui concerne Tom Waits. Cet album réuni une série de titres laissés pour compte lors de précédents enregistrements, des chansons laissées orpheline que le braillard au bon cœur a, dans un élan de générosité, refusé d’abandonner là. Alors je vous vois venir là encore « ouè mais le mec nous ressort ses vieux ratés, il est même pas foutu de nous pondre une chanson originale, comme Maurice ». Alors je vous arrête là. D’abord c’est plus Maurice mais Patrick, et puis lui aussi s’est pas foulé en nous ressortant un album de chansons des années 10 à la sauce soupe réchauffée au goût de pisse. Ensuite, Waits ne s’est pas contenté de cela puisqu’il y a ajouté une trentaine (excusez du peu) de titres originaux mais comparer ces deux bonhommes n’est pas très glorieux étant donné qu’ils ne boxent pas dans la même catégorie. M. Waits est un artiste, un vrai. Un de ceux qui sont nés avec ça dans le sang et dans le cœur. Un de ceux qui ne vous laisse pas indifférent quoi qu’il arrive.


Brawlers est le disque le plus dur, l’orphelin violent et rageur, comme son nom l’indique. Il démarre très fort avec un ovni digne de la folie et furie musicale de Tom Waits. Il grogne, il chante comme un damné sur ce "Lie To Me" supporté par une rythmique à la réverb accentuée et aux guitares blues saturées étranges. On a l’impression d’entendre un pantin désarticulé donner tout ce qui lui reste de vie, sa voix raclant le fond d’une boite de conserve rouillée. C’est tout simplement incroyable et beau, le genre de chose que vous n’entendrez nulle part ailleurs. On retombe dans un blues souverain avec "Lowdown" ou "2 :19" toujours avec ce son si particulier, mélange d’instruments saturés, d’une voix d’outre tombe et de rythmes saccadés étrangement clairs. Il y a quelque chose d’indescriptiblement jouissif à écouter ce vieux cabot brailler, d’entendre cette voix puisant sa source directement dans les tripes du bonhomme. On est frappé en plein cœur par des couleurs et des paysages insoupçonnés aux pauvres gens que nous sommes. Cette violence et cette laideur sonnent comme une main amicalement tendue, qui va nous mener sur des routes familières, belles et étrangement vierges. Vieux pirate bourré au rhum, Waits arrive même à nous émouvoir sur des ballades somptueuses telles que "Bottom Of The World" ou "Walk Away" qui suintent l’humanité gluante et réelle qu’il est bon d’aimer et qui rapproche les âmes.

Pour autant, la voix de Waits est pleine d’une maîtrise acquise sur près de 30 ans et le bougre est capable de nous émouvoir en prenant une voix suave sur quelques mots, au moment juste, et de faire naître en nous un soupir léger. Il arrive à insuffler la vie à des chansons presque a capella ("Luncinda") et à nous faire traverser des bayous étranges ("Ain’t Goin’ Down To The Well") à travers des blues et des gospels de damnés ("Lord I’ve Been Changed") plus bizarres les uns que les autres. On retrouve des traces du Tom Waits crooner sur "Road To Peace", mais on a là un crooner abordant la situation en Israël sans prendre de pinces, critiquant les Etats-Unis qui l’ont vu naître et se demandant pourquoi son pays continue d’armer Israël avec un recul et une poésie effarante. Bref, vous l’aurez compris, l’univers de ce Brawlers, est hostile et beau à la fois. Waits semble parcourir et réunir ce qui se fait de plus repoussant dans l’âme humaine et nous en éclabousser la beauté à la figure.


Après la traversé du désert de Brawlers dur et sec comme la Mort, le changement apporté par Bawlers, le second disque du triptyque musical, est d’une rare violence. En effet, celui-ci nous propulse littéralement dans un monde de beauté extraordinaire. "Bend Down The Branches" et ses arrangements lumineux nous entraînent dans l’Europe du XVIIIème, dans un début d’automne doux et humide. On garde tout de même une certaine cohérence grâce à la voix de Waits sur des titres tels que "You Can Never Hold Back Spring" ou "Long Way Home" mais on est dans une atmosphère quasi romantique voire Debussyenne. L’atmosphère est saturée de poésie ici et seule la virilité fauve de Tom Waits nous préserve d’un naufrage dans le mièvre. Celui-ci vient même nous piquer avec "Little Drop Of Poison" digne des plus célèbres histoires qu’on raconte à nos joyeux bambins pour les effrayer. Puis, il nous atteint au plus profond de l’âme dans "World Keeps Turning" dont on ne ressort pas totalement le même…


On a même droit à de véritables chants guerriers ("Never Let Go" et "Take Care Of All My Children") qui serait presque capable de motiver la jeunesse actuellement embourgeoisée qui s’avachit chaque jour un peu plus sur son petit canapé devant les émissions culturelles que lui proposent les chaînes nationales et privées… On enchaîne sur des ballades jazzy fumantes ("Little Man" et "It’s Over") et touchantes ("If I Have To Go"). On a, là encore, droit à des chansons de pirates empestant le rhum avec "Goodnight Irene" ou des histoires épiques dans "The Fall Of Troy".  Sur ce Bawlers, on retrouve un goût de regret et de larmes étonnement doux et sucré qui éclaire la voix digne de Waits toujours aussi incroyable de maîtrise et d’émotion. C’est le cas sur "Down There By The Train", "Danny Says" et la quasi-totalité des titres de ce disque.


Pour finir, Bastard est sûrement le plus atypique des trois. Là encore le titre qui ouvre le dernier volet de l’album, "What Keeps Mankind Alive", donne le ton d’entrée de jeu. On est jugé au même titre que le reste de l’humanité par un Tom Waits intransigeant et effrayant. Il se dresse devant nous et nous en met plein la vue avec des arrangements grandiloquents et ridicules ! Il parle, il braille, il grogne et chante même parfois. Il est tout à la fois émouvant et effrayant, se contentant parfois de nous parler sur un ton de fin du monde ("Children’s Story", "Nirvana" ou "Army Ants"), ou sur des blues de tôlards ("Heigh Ho", "Books of Moses" ou encore "Bone Chain"). On touche même à la country dans "Two Sisters". Celle-ci est d’ailleurs présente dans l’esprit de la plupart des titres de ce Orphans. Il y a un je-ne-sais-quoi de traditionnel (blues, country…) et d’étrangement moderne et poétique qui se mêle à l’énorme diversité présente dans cet album.  Tom Waits réussit l’exploit de nous faire apparaître la laideur sous un jour nouveau et d’en faire transpirer une beauté sans commune mesure. C’est par exemple le cas dans des morceaux tels que "Poor Little Lamb" ou "Altar Boy".

Vous l’aurez compris, cet album mais aussi et surtout cet artiste n’appartiennent pas à la même ligue que tout ce qu’on entend généralement. Tom Waits ne plaira certainement pas à tout le monde et si c’est votre cas, j’en suis désolé. Toutefois, c’est cette science du savoir prendre son temps, qui se perd dans les méandres de l’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui, qui est prônée par notre ami à la voix rauque. L’Art, le vrai, prendra son temps pour s’insinuer dans votre esprit parce qu’il ira creuser et se blottir au plus profond de votre subconscient, jusqu’à faire partie intégrante de votre personnalité, allant jusqu’à se plier au jugement de votre perception personnelle. C’est valable pour la peinture, la littérature, le cinéma et n’importe quel objet capable de vous toucher profondément. La musique de Tom Waits m’a fait prendre conscience qu’il existait un monde merveilleux en dehors des limites qu’on tente d’établir à notre imagination. Elle a ouvert une brèche. J’espère qu’il en sera de même pour vous… 

J

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