dimanche 23 octobre 2011

Jaco Pastorius - Jaco Pastorius ou "Comment l'arrogance devient un moteur du génie"



L’arrogance est un trait de caractère trop souvent perçu comme étant négatif par des esprits étroits dont la vision ne dépasse pas le quotient intellectuel d’un Ribery en rut. Toutefois, elle peut receler de surprises étonnantes et parfois d’une incapacité chronique à communiquer, voire d’un manque flagrant de confiance en soi. Prenons le cas de Jaco Pastorius. Cet énergumène aux allures de clochard céleste et au regard d’un lamantin échoué sur les plages de Bornéo, est au demeurant peu connu du badaud banal et pataud. Pourtant, il se cache sous ce bonnet aux couleurs vives et cette allure de singe maigre un esprit indomptable dont le firmament aura brulé si fort que les autres ne s’en seront même pas aperçus. Pastorius était pourtant sûr de son talent et ne s’est pas privé de le faire remarquer aux quelques pontes de la musique moderne de l’époque. C’est ainsi qu’il se rendit un jour avec sa basse sous le bras sonner aux portes de ceux qui étaient alors considérés comme des savants fous de la musique et du jazz, ceux qui n’avaient cure des règles et des conventions traditionnelles et qui se risquèrent ainsi à mélanger du jazz et des tempo rock dans un tout décapant mais parfois décevant qu’ils appelèrent « fusion ». Parmi ceux-là, Weather Report était reconnu comme LE groupe précurseur. Malheureusement (ou pas) pour notre cher Jaco, ils étaient déjà fort d’un bassiste connu et reconnu comme étant l’un des meilleurs.

Un beau matin, alors que les alizés soufflaient sur le Los Angeles des années 70, Jaco se présenta à la porte des Weather Report leur expliquant assez promptement qu’il était le meilleur bassiste du monde. Ceux qui étaient riches et beaux se rirent de lui et lui claquèrent la porte au clapet. Mais là où les esprits trop fins ne voient qu’arrogance et folie, le gentil lui, se dit qu’ils n’avaient pas dû bien se faire comprendre. Il revient donc le lendemain, un jour ensoleillé comme on en fait tant sur la West Coast des United States. Il toquât, on lui ouvrit, il se représenta, expliquât de nouveau qu’il était le meilleur bassiste du monde et que par conséquent, on aurait surement besoin de lui ici puisqu’on pratiquait la meilleure musique du monde. On rit de nouveau et on lui dit d’aller voir ailleurs si les poules avaient des dents. Au matin du troisième jour, et après la même cérémonie pompeuse, les membres de Weather Report invitèrent notre héro à démontrer ce qu’il avançait depuis maintenant trois jours. Il s’exécuta, fermant ainsi le clapet des méchants qui ne l’étaient pas, et offrit par là même un bon de sortie au bassiste alors en place. En effet, il s’avéra qu’il était bel et bien le meilleur bassiste du monde.

C’est juste avant cela, en 1976,  qu’il enregistre son premier et seul album solo Jaco Pastorius.


L’album démarre sur les chapeaux de roue avec une reprise du mythique "Donna Lee" de Miles Davis. Pastorius s’élance seul à la basse, soutenu seulement par quelques percussions donnant à l’ensemble une dimension psychédélique profonde, comme la vague impression d’avoir déboulé dans le rêve de quelqu’un d’autre.  Le son et la vitesse d’exécution de Jaco sont tous bonnement surréalistes et les harmoniques qu’ils frappent à l’occasion et pour conclure sortent là encore de nulle part. Nul doute que nous sommes ainsi directement propulsés dans les divagations vertigineuses d’un esprit peu banal. Et alors qu’on pourrait s’attendre à un enregistrement à l’atmosphère oppressante et lourde comme le poids de la folie dans un esprit fragile, des cuivres salvateurs claquent quelques notes pêchues et se chargent ainsi de refermer le carcan étroit dans lequel notre âme divagante était sur le point de s’enfermer. "Come On, Come Over" est un bon vieux funk old school avec un Herbie Hancock aux claviers qui saura répondre à la hauteur vertigineuse d’un Pastorius en pleine lévitation. Le chant et les arrangements de cuivres étayent le tout à merveille. On a là une démonstration magistrale de ce qu’est réellement le « groove » et on recule de la sorte de quelques dizaines d’années pour se retrouver dans des 70s clinquantes et fraiches, encore vierges des années 80 qui nous ont menés à l’hécatombe musicale actuelle.


On change ensuite radicalement de couleur pour passer à quelque chose qui s’apparente plus à de la fusion soft. Le son de basse est envahissant et aquatique tandis que le clavier se charge de nous éclabousser doucement de notes fraîches et belles. En trois titres, il nous aura ainsi été permis de cerner grossièrement le bonhomme : un musicien sûr de son géni mais incapable de le catalyser complètement. On part dans toutes les directions, on expérimente, on découvre de nouvelles saveurs, de nouvelles textures mais on ne sait pas où tout cela pourrait bien nous mener. Il est d’ailleurs fort surprenant de retrouver des violons dans le titre suivant. Ceux-ci attaquent en trombe le "Kuru/Speak Like A Child" qui suit et sont rapidement rattrapés par une basse vive et svelte. On démarre alors une course poursuite frénétique digne des plus grands polars de ces mêmes années 70. Nous voilà lancés à tambours battants dans les rues d’un Los Angeles écrasé d'un soleil de plomb. Les costumes de tweed et les cravates criardes et bigarrées sont légions et maintenant que le décor est planté, nous voilà accrochés aux lèvres du piano frémissant. Celui-ci décolle instantanément dans un solo aérien qui nous fera atteindre les nuages lors d’une accalmie d’une extrême finesse. Hancock est ici au sommet de son talent. Le tout repart en fanfare, les percussions assurant toujours les bases de cette fuite tragique que les violons pleurent.


Pastorius va ensuite nous accorder une respiration nombriliste en se lançant dans un interlude solo, parsemé là encore d’harmoniques profondes et étranges. L’espace d’un instant, il parviendrait presque à nous faire croire que son esprit est apaisé. Mais quelques notes aux couleurs cramoisies sur un rythme langoureux et répétitif rappellent les démons qui hantaient l’esprit à vif du bassiste virtuose. Puis un Steeldrums entame le morceau suivant et nous indique qu’une nouvelle couleur complètement différente va nous être présentée. Quelques notes de basse bien senties et nous voilà partis dans quelques chose de dissonant, de dérangeant et ce n’est pas ce sax aigu et éraillé tenu par un Wayne Shorter ici méconnaissable, qui va nous prouver le contraire. Nous sommes ici encerclés de toute part et la batterie mène la danse suivie de près par une basse donnant un sens à tous ces changements brutaux. Pour être honnête, cet "Ocus Pocus" proche de la fusion, aux allures macabres de fête foraine abandonnée, au sourire de clown pervers, eh bien ce morceau m’échappe quelque peu. J’ai du mal à en comprendre le sens mais je me sens invariablement absorbé par ce rythme envoutant mené par Lenny White et cette basse groovie et sensuelle malgré l’aspect bancal de l’ensemble. La suite est encore plus déroutante. On part à toute allure sur des boucles de basse sèches et aigues et des percussions tandis qu’un cors lumineux, grand et beau comme un souverain serein, vient souffler sur nous son jugement dernier. Une fois de plus, il est difficile de ne pas rester hébété face à la fraicheur de cette musique venue d’ailleurs, face à l’émotion pure qui émane de la mélodie chantée par le cor et par la transe frénétique que lui oppose la section rythmique de ce "Okonkole Y Trompa" céleste.


La pause s’achève ensuite et nous voilà repartis dans une fusion au couleur jazzy fort entrainante. La basse sèche et répétitive permet au piano clair et lumineux de Hancock et une flute aérienne de faire le travail. Puis basse et piano se remplacent et Pastorius se lance dans un solo endiablé. Lenny White à la batterie établit encore une fois une base solide permettant au talent des instrumentistes de s’exprimer pleinement et de nuancer au maximum. Cette nouvelle course poursuite est un délice d’une légèreté surprenante. J’ai un faible tout particulier pour le son de la flute ou du piccolo lorsque ceux-ci sont habilement utilisés comme c’est ici le cas et c’est ce son si particulier qui explique la légèreté d’un morceau pourtant vif et chargé. Enfin, le solo de Hancock est tout simplement magique. Il en volerait presque la vedette à Jaco si celui-ci n’avait pas composé la quasi-totalité des thèmes. L’autre grande force de Pasto est l’intelligence qu’il a de laisser les talents immenses de ses comparses s’exprimer pleinement quitte à ne pas être au devant de la scène. La pochette de l’album et le titre éponyme se chargent de nous rappeler subtilement qui est le patron…

Jaco Pastorius s’achève sur une douceur tragique d’une beauté exquise. Les violons font leur retour et le piano claquant de Herbie Hancock semble pleurer les amours oubliées de ce "Forgotten Love" magnifique. Le morceau s’écoule, lent et tragique, et nous permet de nous vider de toutes ces émotions accumulées.

Cet album est comme un éclair furtif nous permettant d’entrevoir le géni d’un homme qui aura influencé les générations futures comme le dit Pat Metheny. Mais en dépit de ce talent, Pastorius connaitra le même sort qui fut réservé à d’autres illuminés illustres dont j’ai oublié le nom. Il est retrouvé gisant mort dans la rue à 35 ans après avoir connu de nombreux déboires. Comme tant d'autres, il aura brûlé la chandelle par les deux bouts et vécu mille vies là où d'autres n'en vivent qu'une seule. 

J

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